Le pouvoir fascinant de la musique et de la voix

Publié le par Amélie Dalmazzo

Christian Le Bart a montré que tous les fans ont le sentiment d’avoir vécu un moment de « révélation unique » lors de la première écoute de leur musique de prédilection. Tous ont ressentis, dit-il, la sensation d’un véritable « enchantement », une émotion intense difficilement analysable et foncièrement incommunicable.
Les Voix enchanteresses des Sirènes ont faillit mené Ulysse à sa perte


Or si certains ont été séduits par les qualités de la figure charismatique, nombreux sont ceux qui ont d’abord été séduit par le son, la musicalité. Cette rencontre a même pour certains une valeur de « révélation », servant de point de mire à l’établissement d’un « avant » et d’un « après ». Or c’est précisément cet enchantement, cette rencontre incroyable avec l’objet de croyance qui est au fondement de leur fanitude. Toute fanitude naît d’une expérience affective forte, d’un moment de réception unique et est une quête « d'abord destinée à reproduire l'enchantement initial »[1]

De nombreux fans ont pu vivre la rencontre avec l’objet par l’intermédiaire d’un clip, d’un documentaire, d’un film, ou de tout autre support imagé par lequel ils ont pu se reconnaître, s’identifier. Nombreux aussi sont ceux qui ont baigné dans un contexte de réception favorable à la communion, en étant par exemple initiés par quelques proches enthousiastes. Sans doute ont-ils alors fondé leur expérience enchanteresse sur les bases d’un échange social réussi. D’autres, bercés durant leur enfance par une musique proche de celle qu’ils affectionnent, se sont trouvés prédisposés à adhérer à l’œuvre d’un artiste. Il n’en demeure pas moins qu’il existe également un grand nombre de fans qui ont été immédiatement captés par « le son » d’une œuvre musicale, par la musicalité d’un artiste. Ressentant une vive émotion, ils ont souvent été touchés « au plus profond de leur être », sans avoir eu d’autre contact que la seule musique. Les publics, fans ou non fans, peuvent ainsi avoir le sentiment qu’une musique « parle à leur intériorité » ou, plus encore, qu’elle en parle « le véritable langage ». Selon nous, la musique possède incontestablement en elle-même la capacité particulière à séduire et à fasciner. 

 

La voix, ses sonorités, ses intonations, sa musicalité jouent un rôle manifeste dans la construction identitaire des individus. La voix de l’autre, au même titre que le regard, agit comme un opérateur qui révèle le sujet à lui-même. Nous savons l’importance du regard lors du stade du miroir (voir LACAN), ainsi que le rôle structurant qu’il joue au cours des identifications secondaires de l’individu. Nous savons comment l’individualité psychique du sujet peut s’élaborer à partir « du regard de l’autre sur soi » et « du regard de soi sur l’autre ». C’est précisément par le regard que l’autre pose sur nous que nous croyons nous percevoir en premier lieu. La voix de l’autre, comme toutes les stimulations sensorielles extérieures, participe à la construction psychique du sujet et à l’appréhension de ses contours. L’autre nous investit du regard, et nous entoure de sa voix. La voix de cet autre, qui nous interpelle, nous révèle progressivement l’existence de l’extériorité et, avant même que nous puissions appréhender le sens des mots, ses nuances tonales nous signifient le « socialement admis » et l’interdit, tout en nous apportant les premières marques de reconnaissances. 

Il est utile, pour comprendre le rôle structurant de la voix, d’évoquer le rôle et les manifestations du Surmoi. Cette instance psychique, qui régule le Ça, est acquis dans la prime enfance par le biais d’une intériorisation des voix parentales. Dans ses premiers écrits, Freud explique que le Surmoi est né « de l'influence critique des parents, médiée par la voix »[4]. Ces voix parentales précisément, qui deviennent « voix intérieures », portent en elles les référents socioculturels d’une communauté. Elles apportent un cadre à l’expressivité des affects et des pulsions de l’individu. Elles résonnent à l’intérieur du sujet, comme des autorisations ou des restrictions à cette expressivité. Le Surmoi, en un mot, c’est la Loi. Loi morale, ordre posant les limites du Bien et du Mal ; voix parentale et sociale qui imprime les normes et valeurs dans l’inconscient d’un sujet. Lois et voix posant un ordre au sein du chaos pulsionnel intérieur. Sans cette instance morale, le sujet serait en prise totale avec ses pulsions, poussé par ses virulents désirs de satisfaction libidinale parfois contradictoires. Le Surmoi est une barrière à la pulsion, et permet d'aménager, intrapsychiquement, les mécanismes si nécessaires du refoulement. La voix de l’autre, au même titre que le regard qu’il pose sur nous, s’offre donc comme un cadre structurant pour l’individu.


Le regard fascinant de méduse (céline excoffon)

Comme le regard, nous ne pourrions limiter la voix à cette fonction structurante : car elle est bien, elle aussi, facteur d’une potentielle aliénation. En effet, la voix de l’autre, et la musique d’une manière générale – comme le regard chargé du désir de l’autre, qui se pose sur nous, et qui nous invite à nous envisager comme l’unique objet de son désir – peut aussi se donner comme le signifiant de notre propre désirabilité. Paul-Laurent Assoun, dans son ouvrage Le Regard et la Voix, s’inspire de la mythologie grecque, et plus spécifiquement de l’épopée d’Ulysse confronté à l’appel des Sirènes, pour évoquer la « résonance pulsionnelle » de la voix de l’autre. Il dit : « On comprend le formidable emblème pulsionnel que constitue la voix-de-sirène : c'est ce désir de l'autre qui "vient chercher" ses "auditeurs" et fait écho à leur propre "tropisme" de jouissance. Il y a là une "aspiration" que la voix rappelle de façon inespérée: "Ainsi, ce dont j'ai fait mon deuil, la jouissance de savoir absolu, ce serait quand même possible ?" C'est le leurre dont les Sirènes flattent leurs "victimes" complaisantes »[5].


Michael Jackson : Prophète Christique et Méduse fascinante

La voix de sirène, explique-t-il, est ainsi l’écho des désirs narcissiques du sujet. Elle est un puissant signifiant de l’illusion qui nous séduit : elle figure un retour possible au « paradis perdu » de notre enfance, celui d’une toute-puissance recouvrée.
« On comprend ce que cela signifie pour la voix et le regard ainsi envisagés. Ce sont à vrai dire, au même titre que le sein et les fèces, ces "éclats" partiels prélevés sur le corps et permettant de figurer "l’objet (a)" (par ailleurs intrinsèquement irreprésentable)»[6]. Le regard et la voix, pour le psychanalyste, renvoient le sujet à ses utopies narcissiques, à cet idéal émanant de sa fusion avec l’autre, à cette illusion si douce qu’il escompte toujours rendre réelle. Ils ramènent l’individu à cet objet (a) tant convoité, lui permettent d’envisager à nouveau le sentiment d’infini, de complétude, de toute-puissance.

Il est ainsi possible de comprendre le pouvoir séducteur de la musique, capable de résonner directement dans l’inconscient du sujet. A chaque fois qu’un fan relate sa découverte d’une musique, il évoque son incapacité à expliquer les raisons de sa passion soudaine. A titre d’exemple nous pouvons évoquer le témoignage de Francois, le fan-collectionneur que nous avons interviewé et qui raconte la passion soudaine qui l’a envahit à l’écoute d’un des titres de Michael Jackson: « Je me souviens que ce fut un véritable coup de foudre pour cette chanson, et une révélation de mes gouts musicaux. J'écoutais alors sans cesse ce titre et je me revois encore face à mon tourne disque, reprendre le bras pour repositionner l'aiguille qui lisait le disque sur le début de Rock With You. Non seulement ce titre me plaisait beaucoup mais j'avais l'impression, pour résumer en une chanson ce qu'était de la bonne musique pour moi, que Rock With You en était l'exemple parfait. J'étais alors conquis sans pour autant chercher à savoir qui était ce fameux Michael Jackson. Quelques temps après, alors que l'on organisait à l'époque des boums et autres sorties en discothèques, je découvris une autre chanson qui eut le même effet sur moi, il s'agissait alors de Don't Stop 'til You Get Enough, là aussi d'un certain Michael Jackson. Pas de doute, il se passait vraiment quelque chose d'intense et de plus fort qu'avec d'autres artistes et d'autres chansons, c'est donc comme cela que tout a commencé.

 

Nous pouvons aussi citer le témoignage de Laurent Hopman, cet expert qui a fondé le magazine Black and White : «  Je suis devenu fan un samedi matin en entendant « Beat it » à la radio. Je croyais que le chanteur disait « Bullit, Bullit », et je trouvais ça génial ». Plus emblématique encore, le témoignage de ce fan de Bob Marley : « La première fois que j'ai écouté Bob Marley, c'était Zion en vrai. La première chose qui m'est venue à l'esprit c'était comme si j'avais trouvé quelque chose qui était perdu et  j’ai dit : ‘Ah ! voilà ce que je cherchais !’ »[9]. « Trouver » la musique qui était « pour moi de la bonne musique » ou « trouver ce que je cherchais », ces témoignages abordent tous l’expérience vécue comme le moment clé où l’objet recherché a été trouvé. C’est comme si une quête inconsciente avait finalement abouti. Et c’est pour cela que ces fans ont eu la sensation d’une « révélation », d’un « coup de foudre ». Révélation indicible dont seule l’emphase peut témoigner. Découverte fondamentale qui ramène le sujet aux fondements de l’être, au manque fondamental. Leurs expériences respectives évoquent toutes une dimension non rationalisable. Et cela nous semble logique car nous pensons que la musique parle précisément à l’inconscient plus qu’à la raison.

  • La musique comme signifiant de la désirabilité du fan

La quête de la jouissance s’illustre par le biais de la relation à l’autre et  s’organise de deux façons : d’un côté, le sujet veut obtenir de l’autre la satisfaction de ses propres désirs ; et parallèlement, il veut être au centre des désirs de l’autre, être l’objet unique de la satisfaction de l’autre. D’un côté, il imagine l’autre comme un « bout manquant de lui-même », qui le complète, l’accomplit ; et de l’autre, il s’imagine lui-même comme « bout manquant de l’autre », auquel il peut apporter satisfaction.

Pour Paul-Laurent Assoun, le regard et la voix sont les signifiants de ces deux attitudes pulsionnelles. Le regard renvoie à « une demande à l’autre »
[10], tandis que la voix renvoie à « une demande de l’autre »[11]. En d’autres termes, le regard serait demande du sujet à la reconnaissance de l’autre (demande de satisfaction par l’autre), tandis que la voix serait demande de l’autre au sujet, (expression du désir que porte l’autre au sujet). Il l’explique ainsi : « Il y aurait ici analogie structurelle : par le regard, je désire "à" l'autre comme, via le sein, je demande à l'autre : les registres oral et scopique se reflètent comme "postures pulsionnelles", respectivement du côté de la demande et du désir – mais c'est ce qui fait qu'il y a, dans le regard, de ''l'inavalable''. De même par la voix, je désire "de" l'autre avec la violence homologue à la demande anale : je place l'axe dans l'autre. C'est là un point de destitution et d'aliénation radical. Le regard et la voix se retrouvent ainsi sur la ligne de front du désir et de la castration »[12]. Dans le cas du regard, il y a donc une attente du sujet à ce que l’autre voudra bien lui donner : un sein pour assouvir sa faim, un regard pour lui donner la preuve de son existence, un amour inconditionnel qui lui donnera l’illusion de sa perfection. Dans la voix, il y a demande au sujet de la part de l’autre, demande d’être à la hauteur du désir de l’autre, demande qui toujours ramène le sujet à l’illusion.


La Voix, et donc la musique, se donne ainsi en écho de nos désirs inconscients. Elles lui donnent la sensation d’être le seul objet du désir de l’autre, d’être irremplaçable, ou encore d’être celui qui, selon son bon vouloir, donnera satisfaction ou au contraire privera l’autre de la jouissance. Paul-Laurent Assoun l’explique ainsi : « On peut aisément se représenter ce que cela signifie pour les "objets freudiens", où l'expérience pulsionnelle est directement repérée sur la carte libidinale: le besoin oral me met en relation à la demande à l'autre, puisque, ce que je "mange", il faut que quelqu'un me le donne : l'oralité est tout en demande à l'autre. La satisfaction anale renverse les choses : cet objet excrémentiel, je ne le produis et n'en jouis que si je me situe simultanément par rapport à la demande de qui est supposé me le demander. Ainsi la fixation orale se reconnaîtra-t-elle à ce style de rester, toute une vie peut-être, appendu à quelque chose qui devrait venir de l'autre (et de ses autres), tandis que la fixation anale se trahit à ce postulat que, décidément, l'autre (et mes autres) attendent toujours quelque chose de moi, que ça demande en l'autre (d'où le "collier" obsessionnel et l'excès de zèle qui actionne son ambivalence)»[13]


La musique, lorsqu’elle résonne positivement chez le fan, pourrait alors agir en le sujet comme la voix de l’autre : elle pourrait être le signifiant d’un désir de l’autre envers le Moi qui lui serait adressé personnellement. Il n’est d’ailleurs pas rare d’entendre quelques fans témoigner du fait qu’ils ont la sensation que la musique qu’ils affectionnent leur est adressée personnellement. Et cela encore s’explique très bien : elle est pour eux le signifiant du désir de l’autre, à la fois porteur de ses exigences (« pour que je jouisse, Tu dois être comme cela »), mais aussi désir qui fait naître l’illusion de l’omnipotence (« C’est Toi qui a le pouvoir de me faire jouir »). Pour dire les choses simplement : la musique aurait le pouvoir de signifier à l’individu sa propre désirabilité, de lui signifier sa puissance potentielle. Ce faisant, elle offrirait au fan une position narcissique particulièrement confortable : celle où le sujet est objet de satisfaction de l’autre, bout manquant de l’autre grâce auquel seulement il pourra jouir.

Dans de telles perspectives et à chaque écoute de sa musique, le fan ressent pleinement son propre potentiel, il éprouve une part de sa propre puissance. Plus encore, il peut même jouir d’un sentiment d’invulnérabilité ou encore ressentir comme possible la réalisation de ses espoirs et utopies. 

3.    Jouissance et exaltation

Si la musique permet à l’individu de se vivre en tant qu’objet apportant la jouissance, elle lui permet aussi d’exulter, de jouir à son tour de la libre expression de ses pulsions : l’écoute et la production de la musique sont de formidables moyens de sublimation. Ils permettent à l’individu d’exprimer ses pulsions d’une manière détournée, qui est socialement valorisée.

 

Lorsqu’il écoute une musique, l’individu est mis en rapport avec sa propre sentimentalité, avec ses propres affects. Une musique lyrique pourra ainsi lui permettre de manifester sa tristesse, son désespoir. Une musique plus rythmée lui permettra d’expulser les pulsions agressives qui l’animent en son sein, d’exprimer sa rage. Une musique sensuelle le mettra en contact avec ses désirs charnels. La musique possède ainsi une dimension cathartique : elle est foncièrement libératrice et constitue un formidable exutoire. Le fan y trouve naturellement un moyen efficace pour lever les barrières surmoïques empêchant la pulsion d’être mise à jour. Elle aide l’individu à se décharger de ses tensions et de ses frustrations. Elle permet donc la jouissance.

Cette dimension purgative propre au phénomène musical s’exprime parfaitement dans la danse, où le corps traduit les sensations et émotions provoquées par la musique. La musique, comme la voix de sirène, est bien celle alors qui invite l’individu à la jouissance. Elle incarne en cela les voix intérieures pulsionnelles qui poussent l’individu vers la quête de satisfaction. Elle répond au principe de plaisir et s’affranchit du principe de réalité, permettant alors à l’individu de trouver un équilibre entre frustration et satisfaction. Elle met fin au conflit intrapsychique entre le ça et le Surmoi, qui tous deux trouvent entière satisfaction. Plus encore, la musique se donne en écho du pôle incitateur de l’Idéal du Moi, de cette voix intérieure qui exige et commande le plaisir sans limite. Grâce à la musique, la jouissance de l’individu peut être donc pleine et assumée. 

En résumer, la musique possède un fort potentiel affectif, fantasmatique et identificatoire. Séductrice, elle fait échos à nos voix intérieures. Mise en œuvre par une figure charismatique qui en fait le support de représentations picturales puissantes parlant elles aussi à la fantasmatique des sujets, la musique peut séduire des publics vastes et hétérogènes. Non seulement facteur de lien social, ou de distinction, et moyen d’intégration pour les individus, non seulement bien culturel et immatériel pouvant servir de support à des images fascinantes, la musique, dans sa dimension la plus abstraite peut aussi devenir le signifiant du monde imaginaire qui nous gouverne malgré nous. 

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[1] C. Le Bart et J.-C. Ambroise, Les fans des beatles, p. 47.

[4] S. Freud  (Nouvelles conférences d'introduction à la psychanalyse) cité par Paul-Laurent Assoun (P.-L. Assoun.- Le regard et la voix.- op.cit.).

[5] P.-L. Assoun, op. cit., p. 78-79.

[6] Ibid. p. 84.

[9] G. Bonacci, art. cit., p. 79.

[10] Ibid. p. 84.

[11] Ibid.

[12] Ibid., p. 85.

[13] Ibid., p. 84.

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