Charisme et Monstruosité : images de l’innommable

Publié le par Amélie Dalmazzo

A l’instar de Michael Jackson, les figures charismatiques sont des images ambivalentes et doubles. D'un côté elles précipitent l’individu dans sa quête aliénante de toute-puissance, tandis que simultanément elles sont des images-guides pouvant nous accompagner dans notre accomplissement personnel. 

Certes l’ambivalence de Michael Jackson lui confère en partie son statut charismatique : en synthétisant en lui-même les contraires (l'homme et la femme, l'enfant et l'adulte, le noir et le blanc) il suggère qu’il a su atteindre la complétude tant désirée par ses publics. 

Mais cette ambivalence est aussi le facteur principal de la fascination qu’il suscite. Face à cet être qui semble capable d’incarner une chose et son contraire, nous sommes bien incapables d’arrêter notre jugement, de le circonscrire par un mot, ou bien encore de l’appréhender par la force catégorisante de la pensée. De fait, il nous paralyse, nous statufie. Incarnant simultanément la force de vie et la puissance destructrice, synthétisant le proche et le lointain, le soi et le non-soi, le réel et l’imaginaire, Michael Jackson est bel et bien « indéfinissable »

 

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Au sens courant, l’ambivalence est le caractère de ce qui comporte deux composantes de sens contraires. C’est le caractère de ce qui est double. Il y a donc dans l’ambivalence une dualité que l’on peut considérer sur le versant de la contradictionc’est à dire comme une relation entre deux propositions qui affirment et nient le même élément de connaissance

Pris dans ce sens, il y aurait donc quelque caractère antilogique, une certaine antinomie dans le charisme, qui pourrait alors relever de l’absurdité. De ce fait, le charisme nous confronte aux limites de notre raison, voir plus encore il nous en dépossède. Et cela n’est pas sans importance, car il y a toujours quelque déraison dans la fascination, dans le fanatisme, dans toute passion même qui nous anime vis-à-vis d’un objet aimé.

De même, le charisme possède une dimension obscure, un mystère qui jette le trouble chez celui qui l’observe. Le charisme se montre ainsi toujours par ce qu’il cache et paraît en ce sens toujours inaccessible à la raison humaine

A cela rien d’étonnant, car le charisme ne veut pas parler à la raison. Ce qu’il cache à notre conscience, il le révèle à notre inconscient. Il interdit à notre rationalité d’accéder à la signification qu’il renferme, car c’est précisément l’irrationnel qui caractérise son message. C’est pour cela que la psychanalyse est un outil formidablement adapté à l’étude du phénomène.

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L’ambiguité du charisme qui réunit deux qualités opposées nous laisse entrevoir deux ou plusieurs sens possibles. N'étant pas clair, il nous confronte à  l’équivoque, c'est à dire qu'il nous met face à l’impossibilité d’attribuer du sens. Il nous empêche d’accrocher à l’objet un signifiant clair et déterminé, c’est-à-dire de définir, d’identifier, de nommer.

Le charisme, donc, est cet « indéfinissable », cet « innommable » qui prive le récepteur de sa capacité à appréhender. A l’image de « celui qui n’a pas de nom » [0] (c'est ainsi que les Soufis désignent Dieu), il  ne saurait être circonscrit par un mot.

C’est pour cette raison sans doute qu’on attribue souvent une origine divine au charisme . Et parce qu’il figure l’irreprésentable, il prive quiconque le regarde de ce qui le structure le plus : le langage, la symbolisation, la pensée. 

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Photo : Christophe Boulmé

Les figures charismatiques qui sont pourtant des représentations construites par l’intermédiaire de langages à la symbolique évocatrice et structurée, échappent à toute rationalisation des publics. Elles fascinent, elles « médusent » (en référence à la Gorgone Méduse pétrifiante).

C’est face à cette équivoque que nous met Michael Jackson tandis que simultanément il se montre « un ET autre ». Quelle est donc cette « chose » étrange que "Je" ne peux nommer, que "Je" ne peux me représenter ? Cette chose qui se manifeste dans le réel et qui pourtant ne peut être abordée que par la force signifiante de l’imaginaire ?

Cette chose, parce qu’elle "me laisse sans voix" et "me fait perdre la raison", "me dépossède de moi-même, me fascine". Elle "m’immobilise, me statufie", car "Je" ne peux me positionner face à l’indéterminable. De l’ambivalence de l’objet surgit donc l’équivoque : quand l’objet est double, multiple, contradictoire, "Je" ne peux plus prendre place, "Je" reste sur la ligne de l’indécision. De l’incapacité du sujet à situer l’objet, survient son incapacité à se situer lui-même

Doubles, ambivalentes, dangereuses, mais aussi salvatrices, les figures charismatiques sont ainsi à l’image des contradictions qui nous animent et des courants pulsionnels qui s’opposent en nous-mêmes. Ce faisant, à l’instar de Michael Jackson, elles signifient à leurs publics la nature des antagonismes qu’ils doivent affronter afin de conquérir l’harmonie et l’unité intérieure. Les figures charismatiques leur révèlent une essentielle vérité : celle qui concerne leur nature profonde, cette nature qui se cache derrière la culture. 

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Cependant, dès lors qu’elles dévoilent ce qui se cache en nous-mêmes, qu’elles nous mettent face à nos démons intérieurs, les figures charismatiques peuvent aussi susciter un rejet féroce : elles nous révèlent non plus seulement nos désirs d’idéalité, mais aussi le double monstrueux qui se cache en nous – ce refoulé que nous voulons garder enfoui. Les figures charismatiques deviennent alors d’insupportables représentations, des "monstres" au sens strict (le mot "monstre" vient du latin "monstrum" qui signifie "montrer, avertir", "attirer l'attention sur"). 

En effet, la monstruosité est rare, exceptionnelle. Elle témoigne d’une altérité radicale et inattendue car foncièrement irreprésentable. Nul ne peut l’anticiper ou l’envisager. « Le monstre échappe à toute définition puisque sa nature est d’être une créature hybride qui ne supporte aucun classement. On ne peut donc parler de lui que par rapprochement ou approximation. Du « presque semblable » au « tout autre », le monstre est assemblage arbitraire et « étonnant » d’éléments de créatures qui en eux-mêmes n’ont rien de monstrueux. C’est uniquement de leur juxtaposition qui se voudrait union que naît la grimace, le sentiment de malaise que crée tout ce qui sort de la norme »[1].

C’est pourquoi, comme le dit P. Valéry, « pour effrayant que soit un monstre, la tâche de le décrire est toujours un peu plus effrayante que lui »[2]. La monstruosité, comme le charisme, est donc également et à proprement parler cet irreprésentable, cet innommable.

Or ce qui n’est pas nommable est foncièrement non rationalisable, et l’absence d’une rationalisation possible est un facteur déstructurant : un réel indicible est terrifiant car il ne peut être abordé sur le plan de l’intériorité. Comme l’explique F.-C. Caland : « […] l’horreur vient autant de la parole des monstres que de l’absence de nomination claire. »[3] Jean Burgos, dit les choses de la manière suivante : le monstre est angoissant « précisément parce qu’il ne peut être cerné, défini, et donc être mis à distance »[4]

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Au sujet du monstre, Jean Burgos explique que « son caractère d’exception, et qui ne rend possible nul apprivoisement, tient au fait qu’aucune limite ne le borne, qu’aucune frontière ne le retient, tel le Meidosem d’Henri Michaux qui, faute de pouvoir délimiter son espace du dedans, ne cesse de se répandre au dehors »[5].

Et si le monstre est innommable c’est que – de la même manière que le charisme met en présence simultanément "l'Un ET l'Autre", une chose ET de son contraire – le monstre nous confronte à ce qui n’est "NI Un, NI Autre". En ce sens, charisme fascinant et monstruosité effrayante sont les deux manifestations opposées d’un même phénomène par lequel nous perdons notre capacité à appréhender les limites entre extériorité et l’intériorité, mécanisme « pétrifiant » qui dépossède du sens, en nous soustrayant à la rationalisation du langage.

Plus précisément, le charisme est signifiant d’une complétude idéale, à l’image d’un « Tout » qui ne peut être envisagé sans être immédiatement réduitLa monstruosité, quant à elle, est le témoin d’un Non-ordre et est en cela à l’image d’un « vide de sens » inconcevable. Or nous défaire du sens, c’est nous défaire de notre humanité. 

C’est certainement parce qu’ils sont des figures de l’innommable que le charisme et la monstruosité se donnent toujours par l’image, et que la fascination ou l’effroi naissent dans le regard qui se pose sur ces images. Car l’image bien moins circonscrite que le mot, peut témoigner d’un indicible.


[0]Pour les Soufis, le Créateur est désigné sous cette appellation.

[1] C. Oriol-Boyer, "Les monstres de la mythologie grecque - reflexion sur la dynamique de l'ambigu". in J. Burgos.- Cahiers de recherche sur l’imaginaire : Le monstre –1. Présence du monstre. Mythe et réalité.- Paris, Lettres Modernes, 1975, p. 25.

[2] P. Valery.- « Variété ».- in Œuvres, Paris, Gallimard, Bibl. de la pléiade, T.1, 1959, p. 400.

[3] F.-C. Caland, "Sméagol Gollum ou l'empreinte fantastique dans The Lord of The Rings" in P. Brunel.- Dictionnaire des mythes du fantastique.- Limoges, Pilum, 2003, p. 247.

[4]  BURGOS Jean (dir.).- Cahiers de recherche sur l’imaginaire : Le monstre –1. Présence du monstre. Mythe et réalité.- Paris, Lettres Modernes, 1975, p. 20.

[5] Ibid., p. 19.
 
 
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R
<br /> <br /> Excellent article comme d'hab. Tu sais pour moi, le charisme présentiel est immédiatement reconnaissable dans la rue. Il est anonyme, universel et visible sur un territoire neutre. De Paris à<br /> cotonou. De montréal à seville. Je dirais même une chose : il fascine homme, comme femme et même enfant. Je pense même quelques fois que l'enfant est la première marque de reconnaissance. Souvent<br /> à mes élèves, on me demande comment l'obtenir. Je leur dis, est ce que les enfants vous regardent ou se retournent sur votre passage ?<br /> <br /> <br /> Rémi<br /> <br /> <br /> <br />
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A
<br /> <br /> Hello Rémi! <br /> <br /> <br /> Merci pour ton message!<br /> <br /> <br /> A bientot! =)<br /> <br /> <br /> <br />
R
<br /> <br /> trés bon amélie<br /> <br /> <br /> <br />
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A
<br /> <br /> Merci Rémy! A très bientôt! =)<br /> <br /> <br /> <br />